SAISON II // 2010
LA SEMAINE DE LA POP PHILOSOPHIE
par Stéphan Legrand
« Ne nous faisons pas d’illusion : nous ne parviendrons pas à définir la « pop’philosophie ». L’expression vient on le sait de Deleuze, qui l’utilisait pour caractériser, avec un brin d’ironie, sa manière très personnelle de pratiquer la philosophie en opérant des greffes de références hétérogènes ({ la philosophie d’école la plus classique comme { des films de série B, ou { des musiciens portés sur la consommation d’hallucinogènes). Mais le moins que l’on puisse dire est qu’il n’a pas été d’une précision absolue dans sa définition de la chose (s’agit-il, d’ailleurs, d’une chose ? d’un style ? d’une discipline ? d’une méthode ? d’un champ de recherche ? d’un effet spécifique produit sur le lecteur ?), et qu’on en a fait depuis des usages proliférants et pour le moins contrastés.
De sorte que l’on pourrait dire de la pop philosophie ce que Malcolm Lowry disait de son livre Under the Volcano : elle peut tenir dans « de la musique hot, un poème, une chanson, une tragédie, une comédie, une farce, tout cela à la fois » ; elle est « superficielle, profonde, passionnante, rasante, selon les goûts » ; et l’on ne sait s’il faut y voir « une prophétie, un tract politique, un cryptogramme, un film grotesque, ou un graffiti ».
Indéfinissable, donc.
Mais peut-être n’y a-t-il pas lieu de le déplorer. Car définir, c’est délimiter, fixer des frontières, enclore dans les bornes immuables d’un concept, partager entre un intérieur (propre, rassurant, cosy, heimlich) et un extérieur (étranger et toujours plus ou moins menaçant). Et c’est aussi reconduire dans la pensée l’opposition, toujours politiquement et socialement connotée, des discours légitime et illégitime.
Or ce geste est précisément celui que la « pop’philosophie » se retient d’accomplir, en sorte qu’elle se caractérise sans doute moins par telle ou telle propriété positive, par un contenu ou une méthode assignable, que par l’entête-ment de ce refus. Peut-être a–t-elle retenu la leçon de Canguilhem selon qui « la philosophie est une réflexion pour qui toute matière étrangère est bonne, et nous dirions volontiers pour qui toute bonne matière doit être étrangère ». On ne s’étonnera donc, qu’il soit impossible de se mettre d’accord sur les déterminations objectives que comporte-rait son concept, et on se gardera plus encore d’y voir un manque ou un désordre. C’est que « pop’philosophie » est beaucoup moins une notion qu’un mot d’ordre, certainement pas une discipline constituée ou même un champ de recherche clairement délimité, mais plutôt une injonction et un étendard. « Il faut être absolument pop » voudrait alors dire : il faut assumer le destin de la pensée philosophique qui est d’être par essence dépourvue d’essence, structurellement exorbitée, de n’avoir toujours son lieu propre qu’en-dehors d’elle-même.
Cette philosophie n’est donc pas « pop » au sens où elle élèverait à la supposée noblesse du concept des objets triviaux, ou inversement ferait descendre des philosophèmes issus d’on ne sait trop quelle stratosphère théorique dans les entendements ordinaires du peuple (« vulgariser », ce vilain mot) – mais bien plutôt au sens où elle se contente de jouer en toute innocence et candeur le jeu même de la philosophie, dont l’enjeu a toujours consisté dans la recherche de ses propres règles, par définition introuvables, pour la simple joie de la théorie. Une philosophie sans qualité, en somme. »